Par Pr Ahmed FRIAA *
Commençons d’abord par une mise au point. Parler de savoir et d’énergie en ce moment, où la préoccupation de la plupart de nos concitoyens concerne davantage le comment garantir les besoins de la vie de tous les jours, en raison de la crise pluridimensionnelle que vit notre pays depuis de nombreuses années, peut paraître à certains quelque peu anachronique. Je répondrai à ceux qui, de bonne foi, seraient tentés par une telle objection, que même si effectivement la priorité doit être accordée aux sujets les plus urgents, il est indispensable également de se préoccuper de l’avenir. En effet, nous ne vivons pas dans une île isolée. Nous échangeons avec des partenaires dans un monde complexe, qui connaît des mutations profondes et rapides, dans lequel celui qui n’avance pas rapidement recule. Il est par conséquent du devoir de tout patriote de penser à l’avenir des générations futures, à la lumière de ces grandes mutations que vit notre monde contemporain, en particulier. La présente contribution vise à rappeler que le meilleur et le plus court chemin qui permettrait à notre pays de relever les redoutables défis auxquels il se trouve confronté et qui permettrait de rendre espoir à notre jeunesse réside dans la bonne exploitation des ressources énergétiques dont il dispose, en misant sur le savoir et ses multiples applications et en valorisant l’intelligence collective des Tunisiens.
Cette mise au point étant faite, revenons au sujet qui nous intéresse ici.
La nature a ceci de particulier : elle déteste être contrariée. C’est pourquoi, elle impose à tout contrevenant à ses lois de payer un prix. Si bien qu’il est possible de définir, d’une manière simple, ce que l’on entend par le terme énergie, comme suit :
«L’énergie n’est autre que la grandeur physique représentant le “prix” à payer pour enfreindre les lois de la nature»
Mais la nature, tout en étant intransigeante quant au respect de ses lois, elle est en même temps dotée d’une grande générosité. En effet, elle met à la disposition de tout contrevenant à ses lois l’énergie nécessaire à ses besoins. Cependant, comme il existe différentes formes d’énergie : énergie mécanique, thermique, chimique, électromagnétique, nucléaire, etc., le contrevenant est alors appelé à identifier la source d’énergie appropriée et à transformer cette énergie, en fonction de l’action qu’il voudrait entreprendre.
Et comme tout être vivant ne fait que contredire quotidiennement les lois de la nature, aussi bien dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle, il ne fait en fait que transformer de l’énergie, d’où le caractère vital de celle-ci.
D’ailleurs, certains spécialistes n’hésitent pas à définir, à juste titre, l’économie comme n’étant autre qu’une succession de transformations d’énergie !
Deux questions importantes se posent alors, en vue de toute œuvre visant un développement durable, économique et humain : comment se procurer de nouvelles sources d’énergie ? Et comment transformer cette énergie ?
Durant des millénaires, à des époques préscientifiques où les lois de la nature étaient inconnues, l’homme, par instinct et sans en être conscient, cherchait des réponses à ces deux questions fondamentales, en faisant appel à son savoir empirique, autrement dit le savoir acquis par l’expérience au fil du temps, par l’apport des générations successives. C’est ainsi que la première source d’énergie fut sans doute l’énergie provenant de l’alimentation qui est transformée, en partie en énergie musculaire, par un processus métabolique complexe à l’intérieur du corps humain. Plus tard, l’homme découvrit le feu et utilisa cette source d’énergie à des fins variées.
Ainsi, et bien avant que les lois de la nature soient découvertes, l’Homme a réussi à améliorer progressivement ses conditions de vie et à comprendre l’importance de la maîtrise de l’énergie pour garantir sa puissance et sa domination. Je citerai à cet égard deux exemples qui me paraissent instructifs et révélateurs : celui de Carthage et celui de Syracuse.
Carthage fut, durant de nombreux siècles, la première puissance dominante en Méditerranée. Cette domination est due, en grande partie, au fait que les Carthaginois ont réussi progressivement à améliorer la conception des coques de leurs bateaux, les rendant plus aérodynamiques et celle des voiles de ces bateaux, en vue d’en améliorer le rendement. Les bateaux carthaginois n’ont alors cessé de devenir plus rapides et capables de transporter des charges de plus en plus lourdes. C’est donc une plus grande maîtrise de l’énergie, basée sur un savoir empirique qui a permis à Carthage de dominer l’espace méditerranéen, en disposant d’une flotte commerciale et militaire nettement plus performante que celle dont disposaient ses concurrents. Et ce n’est que bien après, en copiant les Carthaginois, que les Romains parvinrent à leur tour àse doter d’une flotte similaire. Progressivement, l’avantage s’est alors déplacé en faveur des romains, avec les conséquences que l’on connaît.
Le deuxième exemple est celui de la ville de Syracuse, à l’époque d’Archimède.Cette ville a réussi, durant près de deux ans, à faire face à l’assaut et au blocus imposé par la forte armée romaine. Ce sont-là encore des idées géniales, dues à Archimède, favorisant une judicieuse maîtrise de l’énergie qui permirent cet exploit. En effet, Archimède qui fut un grand savant grec, étant le premier à proposer une modélisation mathématique de phénomènes physiques et qui fut également un ingénieur et un inventeur de génie, est celui qui a permis, en grande partie, à cette résistance de perdurer. Il conçut à cet effet des catapultes ; un catapulte étant constitué d’un levier supportant au bout de l’un de ses bras une grosse pierre très lourde et disposant d’un bras de levier opposé suffisamment long pour qu’il soit possible, à l’aide d’un faible effort, de projeter cette pierre à une distance suffisante pour atteindre les bateaux ennemis et leur causer des dégâts importants. Archimède eut également l’astucieuse idée de confectionner dans une roche réfléchissante un réflecteur parabolique — Les Grecs à son époque connaissaient en effet, depuis Eudoxe, les propriétés caractéristiques des coniques- capable de concentrer l’énergie solaire sur les bateaux ennemies, les incendiant et les rendant inopérants.
Malgré donc l’évolution indéniable dans les conditions de l’homme au fil du temps, en maîtrisant davantage l’énergie et en s’appuyant sur un savoir empirique, cette évolution fut, pendant longtemps, particulièrement lente. Il manquait en effet une bonne connaissance scientifique des lois de la nature.
En fait, de nombreuses idées erronées ont bloqué, durant des millénaires, le chemin vers la bonne compréhension de ces lois. Il me paraît utile d’en rappeler notamment deux qui sont dues au grand philosophe Aristote. Celui-ci bénéficiait d’une grande aura, en sa qualité de grand savant grec. Ce qui lui conférait une forte autorité morale, empêchant toute remise en cause de ses idées, devenues de véritables dogmes. Il avait émis cependant deux idées fausses qui n’ont pu être corrigées que très longtemps après sa mort. La première stipule, d’après Aristote, qu’aucun mouvement ne peut être maintenu sans qu’il soit soutenu par un moteur, ce qui est contraire au fameux principe de l’inertie, énoncé par Galilée au 17e siècle, et qui a failli être découvert par Avicenne (Ibnou Sina), plusieurs siècles avant Galilée. Ce que du reste ne disent pas les historiens des sciences, mais il s’agit-là d’un tout autre sujet. La deuxième idée fausse, également due à Aristote, dit que la chaleur est une substance indestructible appelée calorique et Aristote stipule la conservation du calorique. Ce qui, bien entendu, contredit les principes de la thermodynamique. En effet, la conservation ne concerne pas la chaleur, mais plutôt l’énergie, selon le fameux principe de conservation de l’énergie. Celle-ci se transforme sous différentes formes, mais la somme totale des énergies mises en jeu demeure constante.
Ce n’est qu’une fois les lois de la nature devenues mieux connues, grâce à l’apport de nombreux savants et ingénieurs talentueux, que la maîtrise de l’énergie, avec ses deux volets, la découverte de nouvelles sources d’énergie et la transformation de celle-ci, a connu un essor prodigieux. Cela a commencé en Europe, avec l’apparition des machines à vapeur, dès la fin du dix-huitième siècle, l’apparition ensuite des chemins de fer et de l’électricité et l’avènement de la révolution industrielle qui a marqué le dix-neuvième siècle. Ce n’est donc pas un hasard si les grandes puissances durant ce siècle furent précisément européennes. Au vingtième siècle, on découvrit le pétrole et un peu plus tard le gaz naturel, deux ressources qui constituèrent les principales sources d’énergie durant une bonne partie de ce siècle, et demeurent prédominantes. Comme en outre, les principales multinationales exerçant dans ce domaine étaient américaines et que les transactions se faisaient essentiellement en dollar, on assista désormais à une domination américaine, et ce ne fut pas le fruit du hasard, non plus. Durant ce même vingtième siècle et grâce aux grandes découvertes scientifiques des années vingt et trente (relativité, mécanique ondulatoire et quantique, fissibilité de l’uranium), apparut une nouvelle source d’énergie : l’énergie nucléaire.
L’impact de ces innovations scientifiques sur la vie humaine fut très grand, sans pareil dans l’histoire.
On voit bien qu’il a toujours existé un lien étroit entre progrès scientifiques, maîtrise de l’énergie et développement humain. C’est ainsi que des transformations de plus en plus rapides ont été enregistrées touchant les différentes sphères de la vie, aussi bien privée que professionnel.
Alors qu’il n’y a pas longtemps les transformations vécues par un individu au cours de sa vie étaient à peine perceptibles, les gens de ma génération, à titre d’exemple, auraient connu la lampe à pétrole, le transport à dos d’animal, dans leur enfance et au crépuscule de leur vie la lampe Led, le laser, le transport par avion supersonique en passant par la communication par internet et la télévision numérique, etc. Que de chemin parcouru !
Néanmoins, la communauté internationale s’est rendue compte, d’une manière certes tardive, que le recours excessif aux énergies fossiles conduisait à une dégradation préoccupante de l’environnement et participait, en raison des émissions de gaz à effet de serre, au réchauffement climatique, avec les risques redoutables que cela représente. D’où l’intérêt grandissant pour les énergies dites renouvelables ou propres, lesquelles connaissent à leur tour une évolution rapide et un regain d’intérêt à l’échelle internationale.
Qu’en est-il de notre pays ?
Notre pays vit un paradoxe troublant. En effet, et alors qu’il dispose d’un important potentiel en énergies renouvelables, particulièrement solaire, et d’un potentiel humain et de cadres qualifiés capables de valoriser ce potentiel et en faire un levier pour un développement durable, profitant à tous, il se trouve en même temps face à un chômage massif et endémique des jeunes et face à une recrudescence de la pauvreté et de l’exclusion. En outre, et alors que l’énergie disponible localement permet de réduire heuristiquement le lourd fardeau du déficit énergétique et budgétaire, tout en atténuant l’impact du stress hydrique, favorisant une production agricole à haute valeur ajoutée, de nombreux projets visant l’exploitation de ces énergies renouvelables ont du mal à se réaliser et certains de ces projets se trouvent en souffrance depuis de nombreuses années. Quel gâchis !
Espérons qu’un sursaut rapide aura lieu, chez chacun d’entre nous, pour que se réveille en nous cet «animal raisonnable» dont parlait Aristote et retrouver la Tunisie que nous avons rêvée. Une Tunisie prospère, apaisée et où chacun peut vivre librement et dignement.
Gardons malgré tout un minimum d’espoir.
A.F.
*Universitaire et ancien ministre